S'apprivoiser à l'autre
- Marc THOMAS
- il y a 6 jours
- 6 min de lecture
Nous vivons dans un monde difficile où les relations sont souvent tendues, conflictuelles, agressives. Dans nos familles, dans la société, dans les pays en guerre.
Un monde où certains sont prêts à tout écraser pour faire triompher leurs idées, leur pouvoir ou leur appât du gain.
Un monde où d’autres se taisent, ont peur de l’autre, peur de l’avenir, peur d’eux-mêmes parfois.
Mais aussi un monde où des hommes et des femmes cherchent à comprendre, à trouver du sens, à être solidaires, à tendre la main. Un monde, notre monde, où chacun a tant besoin de respect et d’amour.
Au cœur de ce monde difficile et incertain, au milieu de ces forces antagonistes de violence et de solidarité, je vous propose de nous détourner de cette attitude où l’homme est un loup pour l’homme et de nous tourner vers cet espoir que nous portons tous au cœur : est-il possible à un homme ou une femme sans armes d’apprivoiser et de se laisser apprivoiser par ce qui nous fait souvent si peur ?
Et si nous apprenions à vivre dans notre quotidien cet apprivoisement mutuel du Petit Prince et du Renard ?
Ne vous contentez pas de lire le texte ci-dessous du poète Saint Exupéry. Mais écoutez-le pour entrer en méditation et en contemplation. Laissez vous rejoindre et toucher par ces mots, par ces attitudes d’apprivoisement… et nourrissez-en votre être intérieur pour en vivre au quotidien. Merci à Patricia et Florent de guider notre méditation.

Antoine de Saint Exupéry : Le Petit Prince
C’est alors qu'apparut le renard :
- Bonjour dit le renard
- Bonjour, mais où es-tu ? dit le Petit Prince
- Je suis là sous le pommier.
- Qui es-tu ? Tu es bien joli...
- Je suis un renard.
- Viens jouer avec moi. Je suis tellement triste...
- Je ne puis pas jouer avec toi. Je ne suis pas apprivoisé.
- Ah ! pardon !
- Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- Tu n'es pas d'ici, que cherches-tu ?
- Je cherche les hommes. Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- Les hommes, ils ont des fusils et ils chassent. C'est bien gênant ! Ils élèvent aussi des poules. C'est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?
- Non. Je cherche des amis. Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- C'est une chose trop oubliée. Ça signifie « créer des liens... »
- Créer des liens ?
- Bien sûr. Tu n'es encore pour moi qu'un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n'ai pas besoin de toi. Et tu n'as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu'un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde...
- Je commence à comprendre. Il y a une fleur... je crois qu'elle m'a apprivoisé...
- C'est possible. On voit sur la Terre toutes sortes de choses...

- Oh ! ce n'est pas sur la Terre.
(Le renard parut très intrigué)
- Sur une autre planète ?
- Oui.
- Il y a des chasseurs, sur cette planète-là ?
- Non.
- Ça, c'est intéressant ! Et des poules ?
- Non.
- Rien n'est parfait.
Mais le renard revint à son idée :
- Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m'ennuie donc un peu. Mais, si tu m'apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m'appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé...
Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince :
- S'il te plaît... apprivoise-moi !
- Je veux bien, mais je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
- On ne connaît que les choses que l'on apprivoise. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
- Que faut-il faire ?
- Il faut être très patient. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près...
Le lendemain revint le petit prince.
- Il eût mieux valu revenir à la même heure. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l'après-midi, dès trois heures je commencerai d'être heureux. Plus l'heure avancera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, déjà, je m'agiterai et m’inquiéterai ; je découvrirai le prix du bonheur ! Mais si tu viens n'importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m'habiller le cœur... Il faut des rites.
- Qu'est-ce qu'un rite ?
- C'est aussi quelque chose de trop oublié. C'est ce qui fait qu'un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu'à la vigne. Si les chasseurs dansaient n'importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n'aurais point de vacances.
Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l'heure du départ fut proche :
- Ah !... Je pleurerai.
- C'est ta faute, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t'apprivoise...
- Bien sûr.
- Mais tu vas pleurer !
- Bien sûr.
- Alors tu n'y gagnes rien !
- J'y gagne, à cause de la couleur du blé.
Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d'un secret.
Le petit prince s'en fut revoir les roses :
- Vous n'êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n'êtes rien encore. Personne ne vous a apprivoisé et vous n'avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n'était qu'un renard semblable à cent mille autres. Mais j'en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.
Et les roses étaient bien gênées.
- Vous êtes belles, mais vous êtes vides. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu'elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c'est elle que j'ai arrosée. Puisque c'est elle que j'ai mise sous globe. Puisque c'est elle que j'ai abritée par le paravent. Puisque c'est elle dont j'ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c'est elle que j'ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c'est ma rose.
Et il revint vers le renard :-
Adieu
- Adieu. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux.
- L'essentiel est invisible pour les yeux.
- C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
- C'est le temps que j'ai perdu pour ma rose...
- Les hommes ont oublié cette vérité. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose...
- Je suis responsable de ma rose...
Antoine de Saint-Exupéry : Le Petit Prince. 1943
Nous apprivoiser ou nous laisser apprivoiser par un événement, une rencontre…
Pour que « l’essentiel invisible pour nos yeux » vienne émerger et se traduire dans nos paroles, nos regards, nos gestes, nos attitudes, au quotidien…
voir aussi : https://parole-semee.com/post/m-apprivoiser-moi-meme
Marc THOMAS
Commentaires