Quelle(s) fidélité(s) ?
- Marc THOMAS
- 8 août
- 7 min de lecture
Qu'est-ce que je faire de ma vie : 2ème partie
Dans l’émission de la semaine dernière, ou dans la première partie de de cet écrit, je nous interrogeais sur notre mission de vie, que les chrétiens appellent parfois vocation.
Voir ici : Vocation et mission de vie :
Je disais que notre mission de vie et notre vocation ne se découvrent pas seulement en choisissant un métier ou un état de vie, mais en écoutant nos aspirations profondes, nos vrais désirs, nos expériences de vie qui déclenchent en nous un sentiment de plénitude et d’accomplissement. Il s’agit bien d’apprendre à se connaître soi-même et de faire des choix cohérents avec nos valeurs et nos aspirations.
Il me semble que cette manière d’envisager une vocation permettrait de comprendre des ruptures d’engagements parmi les chrétiens : des personnes se sont engagées avec sincérité dans le mariage, la vie religieuse ou le presbytérat. Elles ont voulu que cet engagement soit définitif parce que l’amour pour l’autre et l’amour pour Dieu suscite le désir de donner tout pour toujours.
Mais au fil des années, des tensions intérieures surgissent. Et beaucoup se rendent compte qu’en s’engageant dans l’enthousiasme de leur foi, ils ont laissé dans l’ombre des aspects vitaux de leur humanité et de leur personnalité. Choisir d’être religieuse ou prêtre peut laisser dans l’ombre une sexualité ou un manque d’amour humain qui vont se réveiller plus tard … S’engager dans le mariage sous le coup d’une passion ou simplement parce qu’on attend un enfant, ou parce que notre famille nous pousse à nous marier, tout cela peut laisser dans l’ombre les exigences d’un amour durable entre un homme et une femme… Entrer dans une communauté de femmes ou d’hommes peut cacher un sentiment d’insécurité dans un monde difficile ou un manque de confiance en soi…
Ces personnes en difficulté sont confrontées à un conflit de fidélités : elles veulent rester fidèle à leur engagement sincère, mais elles ressentent aussi la nécessité de prendre en compte la souffrance et les bouleversements qui surgissent dans leur vie personnelle et relationnelle au fil du temps. Fidélité à un engagement et fidélité à soi sont en conflit intérieur.
En écoutant des personnes divorcées, des religieuses, des prêtres qui ont vécu une rupture de leurs engagements dans leur parcours, et en m’écoutant moi-même dans mes propres ruptures, je mesure à quel point ces ruptures ne sont pas si simples que les gens le croient. J’entends souvent des personnes choquées par une rupture dire : « il a quitté sa femme pour une autre petite jeunette… » ou encore : « ce prêtre est tombé sous le charme d’une femme » ou pire encore : « c’est horrible ces femmes qui viennent séduire les prêtres et les détourner de leur mission ». Tout cela n’est que jugements de personnes qui ne voient que la partie émergée de l’iceberg, qui n’ont peut-être jamais osé écouter leurs propres tiraillement intérieurs, et qui ne traitent ce qui les choque qu’en jugeant les autres. J’entends dire parfois : « Ils sont infidèles ». Comme si l’infidélité étaient devenue leur identité et ce qu’ils sont dans leur être profond. Et si nous commencions à préciser : il ne s’agit plus d’une personne infidèle, mais d’un acte posé qui n’est plus fidèle à un engagement pris. Ou d’un engagement pris peut-être trop rapidement sans avoir pris suffisamment en compte cette fidélité à mes aspirations et mes valeurs profondes…
Quand j’écoute ces personnes dans la bien plus grande partie immergée de leur iceberg et dans leur histoire de vie, quand je m’écoute moi-même, je découvre que ces engagements, qui se voulaient définitifs, ont été souvent pris très jeunes, ou dans l’enthousiasme d’une passion amoureuse, ou dans un contexte religieux omniprésent. Des engagements qui ont laissé dans l’ombre toute une part de leur humanité. Des engagements pris au service de Dieu qui ont oublié d’être au service des hommes. Des engagements pris au sein d’une communauté chaleureuse et rassurante qui ont oublié de prendre en compte les raisons de nos incertitudes et de nos fragilités ou de notre peur de la solitude. Et parfois ces engagements voulaient être définitifs !
Quand j’écoute ces personnes, quand je m’écoute moi-même, je découvre que ce conflit de fidélités peut être une bouleversante démarche de sincérité pour tenter de discerner un chemin de cohérence au milieu de ces contradictions que tout être porte en lui.
Quand j’écoute ces personnes dans la profondeur de leur quête, quand je m’écoute moi-même, je mesure à quel point la vocation de chacun ne peut pas être en contradiction avec la mission de vie qui englobe tout l’être. Je mesure à quel point il a manqué un élément essentiel quand une personne qui se demande : « qu’est-ce que Dieu veut de moi ? » n’a pas trouvé autour d’elle une personne l’invitant à un vrai discernement qui pourrait s’exprimer ainsi : « quelles sont mes ressources propres et mes qualités singulières pour accomplir ma mission de vie ? »
Quand ces dimensions oubliées se réveillent, la personne vit un bouleversement identitaire, car ces dimensions oubliées viennent révéler des aspects essentiels de l’identité et de la personnalité qui ont été trop longtemps contraintes au silence ou au renoncement dans l’enthousiasme des débuts ou dans la pression de l’entourage.
La vraie fidélité est une fidélité à mon être profond, à ce que je suis, à ma personnalité spécifique et à ce que j’ai appelé ici ma mission de vie. Cela n’a rien à voir avec un enfermement sur soi. Il s’agit d’une fidélité fondamentale qui va m’être proposée tout au long de ma vie et dans toutes les situations que je vivrai, une exigeante fidélité qui m’appellera sans cesse à la congruence, c’est-à-dire à faire des choix cohérents et conformes à mes valeurs. C’est pourquoi seule cette fidélité à mon être profond peut garantir ma fidélité aux engagements que je prendrai tout au long de ma vie.
Pour connaître quelle est ma vocation, et éventuellement discerner à quoi Dieu m’appelle, il me semble donc nécessaire de commencer par s’écouter soi-même avec les mêmes questions que je suggérais pour des personnes qui se demandent que faire de leur vie. Ces questions sont les suivantes (vous pouvez en ajouter d’autres !) : quelles sont mes aspirations profondes ? quelles sont mes valeurs les plus précieuses ? qu’est-ce qui me passionne ? qu’est-ce qui donne du sens et de l’énergie à ma vie ? qu’est-ce qui me faire dire : « quand je fais ça, et quand je suis là et avec ceux-là, alors je suis heureux et je me sens libre » ? Et finalement : qu’est-ce que j’aime ? où, quand et comment je me sens ajusté à mon désir vivifiant ? qu’est-ce que je sais faire facilement parce ce que je suis suffit à devenir spontanément fructueux ? Et c’est à tout cela qu’il s’agit d’être fidèle !
Nul doute qu’en commençant par se poser ces questions, chacun entendra résonner en lui ou en elle non seulement ses propres valeurs et ses propres aspirations, mais aussi, à travers elles, les résonnances des valeurs évangéliques, les reflets de la lumière divine qui traverse chacun et chacune, et peut-être les échos d’un appel de Dieu qui est nécessairement en symphonie avec mes aspirations profondes. C’est seulement dans ces résonnances, ces reflets et ces échos, et non dans des appels extérieurs, que se révèle l’appel de Dieu. Car la vocation et l’appel ne viennent pas de l’extérieur, mais ils surgissent du désir profond de l’être et de la mission de vie propre à chacun.
Bien sûr certaines personnes peuvent me faire signe, soit parce que je les apprécie tellement qu’elles sont mes modèles, soit parce qu’elles me disent une parole qui me touche et qui m’ouvre une porte. Mais une fois encore, ce n’est pas le modèle qu’il faut admirer : c’est ce qui vibre en moi et qui parle de ce que je suis quand je côtoie ce modèle. Ce n’est pas les paroles d’un autre, si belles soient-elles qu’il faut retenir : c’est seulement le moment de me demander pourquoi cette parole me touche, qu’est-ce qui résonne en moi et qu’est-ce qui parle de moi quand cette parole me touche.
QUE VEUX-TU QUE JE FASSE POUR TOI ?
Pour conclure, je suis très touché par l’attitude de Jésus face à l’aveugle Bartimée dans l’Evangile de Marc (10, 46-52). Écoutez :
Jésus et ses disciples arrivent à Jéricho. Et tandis que Jésus sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule nombreuse, le fils de Timée, Bartimée, un aveugle qui mendiait, était assis au bord du chemin.
Quand il entendit que c’était Jésus de Nazareth, il se mit à crier : « Fils de David, Jésus, prends pitié de moi ! » Beaucoup de gens le rabrouaient pour le faire taire, mais il criait de plus belle : « Fils de David, prends pitié de moi ! »
Jésus s’arrête et dit : « Appelez-le. » On appelle donc l’aveugle, et on lui dit : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle. » L’aveugle jeta son manteau, bondit et courut vers Jésus.
Prenant la parole, Jésus lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. »
Aussitôt l’homme retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin.
L’aveugle crie son aveuglement et sa détresse humaine, vautré sur le bord de la route alors que la foule avance en le méprisant et en le faisant taire. C’est fréquent même aujourd’hui…
Jésus entend son cri de détresse et l’appelle. Mais Jésus ne l’appelle pas à le suivre. Il ne lui demande pas de lui faire confiance, il ne lui dit pas qu’il va le sauver. Au contraire, il le rejoint dans sa détresse humaine : Que veux-tu que je fasse pour toi ? Et ainsi, avant toute chose, Jésus rend à cet homme sa responsabilité et son initiative.
La demande de l’homme peut donc venir du plus profond de son humanité blessée : il demande à sortir de sa détresse humaine en retrouvant la vue.
Et sa vue retrouvée, Jésus ne l’appelle toujours pas à le suivre. Au contraire, il lui dit : Va (va où tu veux, vis ta vie…) ta foi t’a sauvé. Ta foi, c’est-à-dire ton cri de détresse, ton appel au secours du fond de ton humanité. Jésus le renvoie à sa vie.
Sorti de sa détresse humaine qui le clouait à terre, s’étant reconnecté à sa dignité d’homme debout, c’est Bartimée lui-même qui décide de suivre Jésus.
C’est en discernant la manière d’être fidèle à soi que nous prendrons des engagements auxquels nous pourrons être fidèles dans la durée.
Marc THOMAS







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